Le musée du Luxembourg rend un très bel hommage aux Pionnières, les artistes dans le Paris des Années folles. Les Années folles furent une période extraordinaire de reconnaissance de la créativité des femmes, des pratiques sexuelles libres et leur visibilité se jouait dans tous les domaines : la littérature, la mode, les arts, le sport, … Paris était alors une ville très ouverte, avant-gardiste et cosmopolite. Capitale des arts, les écoles étaient ouvertes à toutes et à tous et les artistes du monde entier, dont la Chine et le Brésil, venaient à Paris. Cette belle et passionnante exposition se tient jusqu’au 10 juillet 2022.
Très longtemps marginalisées et discriminées tant dans leur formation que dans leur accès aux galeries, aux collectionneurs et aux musées, les artistes femmes de la première moitié du XXe siècle ont néanmoins occupé un rôle primordial dans le développement des grands mouvements artistiques de la modernité sans pour autant être reconnues de leur vivant en tant que telles.
Ce n’est que récemment que leur rôle dans les avant-gardes est exploré : de fait, il est à prévoir que lorsque le rôle de ces femmes sera reconnu à leur juste valeur, ces mouvements seront profondément changés.
Cette exposition nous invite à les réinscrire dans cette histoire de l’art en transformation : du fauvisme à l’abstraction, en passant par le cubisme, Dada et le Surréalisme notamment, mais aussi dans le monde de l’architecture, la danse, le design, la littérature et la mode, tout comme pour les découvertes scientifiques.
Leurs explorations plastiques et conceptuelles témoignent d’audace et de courage face aux conventions établies cantonnant les femmes à certains métiers et stéréotypes. Elles expriment, de multiples manières, la volonté de redéfinir le rôle des femmes dans le monde moderne.
Les nombreux bouleversements du début du XXe siècle voient s’affirmer certaines grandes figures d’artistes femmes. Elles se multiplient après la révolution russe et la Première Guerre mondiale qui accélèrent la remise en cause du modèle patriarcal pour des raisons pratiques, politiques et sociologiques.
Les femmes gagnent en pouvoir et visibilité et les artistes vont donner à ces pionnières le visage qui leur correspond.
Un siècle après, il est temps de se remémorer ce moment exceptionnel de l’histoire des artistes femmes.
Les Années folles
Les années 1920 sont une période de bouillonnement et d’effervescence culturelle, d’où sera tiré le qualificatif d’années folles. Synonymes de fêtes, d’exubérance, de forte croissance économique, cette époque est aussi le moment du questionnement de ce que l’on appelle aujourd’hui les «rôles de genre», et de l’invention ainsi que de l’expérience vécue d’un «troisième genre». Un siècle avant la popularisation du mot «queer», la possibilité de réaliser une transition ou d’être entre deux genres, les artistes des années 20 avaient déjà donné forme à cette révolution de l’identité.
La crise économique, la montée des totalitarismes, puis la seconde guerre mondiale vont à la fois restreindre la visibilité des femmes, et faire oublier ce moment extraordinaire des années 20 où elles avaient eu la parole. L’euphorie avant la tempête se joue surtout dans quelques capitales où Paris tient un rôle central, et plus précisément les quartiers latin, de Montparnasse et de Montmartre.
L’exposition « Pionnières, artistes dans le Paris des années folles » présente quarante-cinq artistes travaillant aussi bien la peinture, la sculpture, le cinéma, que des techniques et les nouvelles catégories d’objets (tableaux textiles, poupées et marionnettes).
Des artistes connues comme Suzanne Valadon, Tamara de Lempicka, Marie Laurencin, Sarah Lipska, Marie Vassilieff, Sophie Taeuber-Arp côtoient des figures oubliées comme Mela Muter, Anton Prinner, Gerda Wegener.
Ces femmes viennent du monde entier, y compris d’autres continents où certaines exporteront ensuite l’idée de modernité : comme Tarsila Do Amaral au Brésil, Amrita Sher Gil en Inde, ou Pan Yuliang en Chine.
Tarsila Do Amaral a fréquenté l’académie de Fernand Léger. De retour dans son pays, elle invinte « l’anthropophagisme » ; elle mange littéralement la modernité européenne pour nourrir un nouvel art brésilien. On la connaît peu en France mais au Brésil elle est une grande star.
Éduquées, les femmes ont gagné en visibilité et peuvent prétendre à des diplômes : en 1988, pour la médecine, en 1900 pour le barreau.
Elles sont sur tous les fronts !
Adrienne Bolland a obtenu son brevet de pilotage en 1920 et elle est la première femme à franchir la Manche depuis la France. Elle a aussi traversé la Cordillère des Andes avec son Caudron G.3 en volant à plus de 4.500 mètres d’altitude. De retour en France, elle se lance dans l’acrobatie aérienne et devient la voltigeuse la plus célèbre du pays. Gabrielle Chanel, surnommée Coco, devient la Reine de la mode.
Colette, l’écrivaine et journaliste est adulée et invente un type d’écriture singulier. Les femmes sont sur les fronts, elles sont athlètes, chirurgiennes, danseuses, collectionneuses d’art, travaillent et se font une place, enfin, dans presque tous les corps de métier.
Après les “femmes nouvelles” du XIXème siècle liées à la photographie, ces « nouvelles Eve », sont les premières à avoir la possibilité d’être reconnues comme des artistes, de posséder un atelier, une galerie ou une maison d’édition, de diriger des ateliers dans des écoles d’art, de représenter des corps nus, qu’ils soient masculins ou féminins, et d’interroger ces catégories de genre.
Les premières femmes à avoir la possibilité de vivre librement leur sexualité, quelle qu’elle soit, de choisir leur époux, de se marier ou pas et de s’habiller comme elles l’entendent. Leur vie et leur corps, dont elles sont les premières à revendiquer l’entière propriété, sont les outils de leur art, de leur travail, qu’elles réinventent dans tous les matériaux et sur tous les supports. L’interdisciplinarité et la performativité de leur création a influencé et continue d’influencer des générations entières d’artistes.
Organisation spatiale en neuf chapitres
L’exposition se veut aussi foisonnante que ces années 1920, convoque artistes et femmes de l’art, amazones, mères, androgynes à leurs heures et révolutionnaires presque toujours, qu’elle rassemble dans neuf chapitres thématiques.
Dans quelques salles / chapitres une sélection d’extraits de films, chansons, partitions, romans, revues évoquent les grands personnages féminins dans les domaines du sport, de la science, de la littérature et de la mode.
En introduction, « Les femmes sur tous les fronts » examine comment la guerre a promu les femmes engagées volontaires comme infirmières au front, mais aussi remplaçant les hommes décimés par une guerre meurtrière partout où leur présence était nécessaire.
Pourquoi Paris ?
Paris c’est la ville des Académies privées où les femmes sont les bienvenues ; la ville des librairies d’avant-garde, des cafés où les artistes croisent les poètes et romanciers dont les livres sont traduits et diffusés dans des librairies uniques au monde, où le cinéma expérimental s’invente….
Tous ces lieux sont tenus ou remplis, par des femmes ; elles sont dans toutes les avant-gardes et toutes les formes d’abstraction.
Comment les avant-gardes se conjuguent au féminin ?
Pour ces femmes libérées et autonomes, vivre de son art est un impératif essentiel : elles développent des points entre l’art et les arts appliqués, la peinture et la mode, inventent des espaces intérieurs et des architectures ou même des décors de théâtre et, elles inventent de nouvelles typologies d’objet comme des poupées / portraits, des marionnettes / sculptures, des tableaux en textile.
Sonia Delaunay aura sa boutique ainsi que Sarah Lipska.
Ces artistes réinventent le métier d’artiste et se saisissent du temps de loisir. Elles représentent le corps musclé, sous le soleil, voire sportif, transformant le sport masculin en un équivalant à la fois élégant, ambitieux et décontracté féminin, inventant ce qui deviendra un poncif du XXIème siècle.
L’idée d’un « troisième genre » est développée, la figure à la garçonne, coiffée comme un homme, étant la partie visible de ces interrogations.
La garçonne découvre les joies de ne rien faire au soleil (l’héliothérapie), s’inscrit aux Jeux Olympiques ou promeut son célèbre nom grâce à des produits dérivés, pratiquant aussi bien le music-hall la nuit, que le golf la journée : elle s’appelle Joséphine Baker, pour ne citer qu’un exemple. Les visiteurs ont l’occasion ici de découvrir d’autres artistes inaugurant des formes créatives très libres et originales.
Tandis que le corps se déploie librement sous le soleil dans des poses nouvelles, il se réinvente aussi chez soi, sans fard.
Ces odalisques modernes se représentent dans leurs intérieurs avec naturalisme. Plus besoin de paraître ni de faire semblant : la maternité peut-être ennuyeuse et fatigante; les poses de nues excentriques, le déshabillage un échappatoire aux diktats du regard du monde.
Ainsi s’élabore dans les années 20 ce nouveau point de vue complexe et informé de femmes éduquées et ambitieuses, déterminées à représenter le monde telles qu’elles le voient, à commencer par leur corps. C’est là que leur regard s’affute, se mesure au passé, rêve un autre futur. Le « female gaze » des années 20 s’emploie à représenter le corps autrement. Ce terme a été inventé par le cinéma. Il exprime le regard féminin. L’autoportrait est le genre de peinture que les femmes ont envie de privilégier car elles souhaitent représenter leur intimité avec leur propre regard.
Suzanne Valadon peint, par exemple, une femme qui se prélasse sur un canapé en pyjama, sans fard, en fumant. Les artistes des années 1920 n’hésitent pas à se montrer telles qu’elles sont et telles qu’elles se sentent bien dans leur intérieur. En matière de nus, les femmes osent tout, y compris le cubisme.
Natalia Gontcharova expérimente l’expressionisme, le cubisme, se tourne vers le futurisme et invente le rayonnisme, mouvement abstrait éphémère.
Parmi les tropes que ces années folles inventent et surtout mettent en pratique au grand jour, celui des « deux amies », décrit une amitié forte entre deux femmes sans la présence d’hommes, ou une histoire d’amour, ou un mélange d’amitié et de désir qui permet aux femmes une bisexualité assumée. Les deux amies sont une invention des années 20 que la peinture, la littérature et la société cosmopolite vont représenter, accueillir et dont elles transmettront la mémoire.
Le Paris des Années folles jouissait d’une tolérance unique relative à l’homosexualité : contrairement à Londres ou Berlin, à Paris on n’emprisonnait pas les homosexuels car c’était une ville libre.
Ni les garçonnes qui succombent à la mode de se couper les cheveux, ni les amazones qui ne dédaignent pas d’endosser des costumes masculins, ni les travestis occasionnels ou bals masqués courants, ne recouvrent l’essentielle émergence d’un « troisième genre », ancêtre de notre fluidité des genres et en particulier de la possibilité de ne pas s’en assigner.
Pour conclure, l’exposition rappelle que ces artistes furent aussi des voyageuses : d’un continent à l’autre pour se former et lancer des avant-gardes dans leur pays ; ou exploratrices de pays inconnus, ou peintres et sculpteuses à la découverte
d’un « autre » dont elles tentent de saisir l’identité sans les poncifs du regard colonial.
Ces Pionnières de la diversité souffraient de l’invisibilité dans leur pays : elles étaient à même de comprendre d’autres identités mises à l’écart : elles ont beaucoup à nous nous apprendre.