Après l’exposition « Peindre hors du monde » qui invitait à se plonger dans le passé impérial de la Chine sur les traces des peintres lettrés, le musée Cernuschi convie ses visiteurs à poursuivre ce voyage dans le temps en abordant la peinture chinoise du XXe siècle. Le musée, qui possède l’une des plus importantes collections européennes de peintures chinoises modernes et contemporaines, présente, pour la première fois, une exposition exclusivement consacrée à ces chefs-d’œuvre. Elle rassemble plus de soixante-dix peintures réalisées par trente-quatre artistes. La présentation de ces trésors fragiles faits d’encre et de papier, qui ne peuvent pas être exposés à la lumière de manière permanente, est un évènement.
De la fin de l’Empire à la révolution de 1949, la Chine du XXe siècle est le théâtre de profondes mutations. La peinture chinoise est en phase avec ces changements. Définie depuis des siècles par l’usage de l’encre, elle se réinvente au contact de la peinture à l’huile, de la photographie, mais aussi grâce à la redécouverte de son propre passé.
Le voyage intercontinental des artistes joue un rôle moteur dans ce renouvellement. Si les destinations évoluent d’une génération à l’autre, les échanges s’étendent de l’Europe à l’Amérique, sans oublier l’Asie. La peinture à l’encre est profondément marquée par ce dialogue interculturel. Tout au long du siècle, elle est au centre des débats théoriques, qu’il s’agisse de la définition d’une peinture nationale, de la question de l’engagement politique, du réalisme ou de l’abstraction.
Il y a le mouvement des artistes et aussi celui de l’encre, sur un matériau qui a une importance vitale pour ce qui est de l’art en Chine. L’encre est une invention chinoise, associée au papier de soie, elle est devenue le moyen d’expression privilégié. Grâce à l’encre on écrit, on calligraphe et on peint. Elle permet l’expression de la pensée. La question de l’encre a donc été centrale en Chine pendant des millénaires.
Et voilà qu’au XXe siècle, de nouvelles formes, de nouveaux matériaux apparaissent avec la modernité et grâce aux échanges culturels. L’encre est donc amenée à se réinventer.
L’exposition « L’encre en mouvement » révèle l’histoire de cette réinvention de l’encre.
La collection de peinture chinoise du musée Cernuschi, constituée à partir des années 1950, comprend plusieurs centaines d’œuvres. Elle est une des rares collections en Europe à conserver aussi bien les peintures des maîtres actifs en Chine, comme Qi Baishi, Fu Baoshi, Wu Guanzhong ou Li Jin que les œuvres des plus grandes figures de cette diaspora artistique comme Chang Dai-chien (Zhang Daqian), Zao Wou-ki (Zhao Wuji), Walasse Ting (Ding Xiongquan) ou Ma Desheng.
Afin de mieux appréhender ce siècle de mouvement et de création, l’exposition est ponctuée d’archives filmées permettant de comprendre les enjeux proprement gestuels de la peinture à l’encre, depuis les démonstrations virtuoses des maîtres, jusqu’aux performances qui remettent en cause de manière radicale les rapports même de l’encre et du pinceau. Ces films très rares, qui mettent en scène les plus grands créateurs du XXe siècle, donnent véritablement à voir l’encre en mouvement.
Le parcours se déroule en sept sections.
Première partie – Écritures anciennes et peinture moderne au début du XXe siècle avec comme artistes principaux : Kang Youwei, Wu Changshuo, Ding Yanyong, Wang Zhen, Qi Baishi.
En Chine, le XXe siècle commence véritablement avec la fin de l’empire et l’avènement de la république, en 1912. Pourtant les symptômes de la fin du système impérial étaient visibles depuis la première guerre de l’opium (1839-1842) et la révolte des Taiping (1851-1864). Du point de vue culturel, le signe le plus remarquable de la modernité naissante est l’avènement d’un nouveau rapport à la langue et à l’écriture, qui va générer un complet renouvellement de l’art calligraphique et pictural. L’intérêt grandissant des intellectuels pour les inscriptions anciennes s’inscrit dans une approche critique des textes canoniques, fondements de la culture classique des lettrés fonctionnaires. Ces recherches nourrissent le goût pour les graphies archaïques, figurant sur les vases rituels et les stèles. Ainsi, un réformateur politique de premier plan comme Kang Youwei (1858-1927) forge son style calligraphique en se détournant des élégants modèles classiques, pour adopter le style rugueux et énergique des stèles antiques. Il se réfère à des modèles qui ont plus de 2 000 ans. Plus radical encore, Wu Changshuo (1844-1927) se donne pour modèles les plus anciennes inscriptions sur pierre connues, celles des célèbres tambours de pierre. La liberté de son trait de pinceau influence toute une génération de calligraphes, mais aussi de peintres. Étant donné les liens anciens entre calligraphie, gravure de sceaux et peinture dans la tradition chinoise, cette révolution artistique née du signe se propage rapidement à tous les arts. La peinture, alors dominée par le style délicat des quatre Wang, qui incarne une forme de classicisme, est totalement transformée par cette libération du trait.
Deuxième partie – Moderniser la peinture, entre Chine et Japon, Principaux artistes : Chen Zhifo, Chang Dai-chien (Zhang Daqian), Fu Baoshi, Huang Binhong, Pu Ru.
Les années 1920 et 1930 sont marquées par des luttes entre seigneurs de guerre, puis entre communistes et nationalistes, et, à partir de 1932, par les menées coloniales et militaires du Japon. La période est pourtant très fructueuse sur le plan culturel et artistique. En raison de l’affirmation, dès la fin des Qing (1644-1912), d’un lien entre progrès du pays et réforme des arts, la formation des jeunes créateurs devient un enjeu primordial. Le Japon constitue, depuis le début du siècle, un relais majeur dans l’éducation de l’intelligentsia chinoise. Les artistes y étudient les techniques occidentales et se familiarisent avec le nihonga (peinture japonaise), qui opère, à l’encre et en couleurs, une synthèse entre apports étrangers et histoire de la peinture locale. Dans l’archipel, mais aussi dans les anciennes collections impériales de la Cité Interdite nouvellement ouvertes au public, les artistes redécouvrent également une partie de la tradition picturale chinoise, notamment dans le genre des fleurs et oiseaux ou du paysage. Le naturalisme de certains styles Song (960-1279) est alors très apprécié car perçu comme un moyen pour sortir de l’idéalisme de la peinture de lettrés et être plus en prise avec la réalité. Cette manière de regarder vers son propre passé est renforcée, à partir des années 1930, par la lutte contre le Japon. Nombre d’artistes, stimulés notamment par la découverte de l’intérieur de la Chine où ils se replient, en tirent toutefois des formules nouvelles.
Troisième partie – Un exil intérieur : à la découverte des peuples de l’Ouest, Principaux artistes : Pang Xunqin, Wu Zuoren, Xu Beihong, Chang Dai-chien (Zhang Daqian).
L’offensive japonaise de 1937 provoque l’installation du gouvernement à Chongqing, qui devient la capitale de la Chine libre. Les écoles des Beaux-arts, récemment créées, doivent également se replier vers l’ouest du pays. Toutefois, la guerre ne signifie pas un arrêt de la création. Les territoires où se sont réfugiés les artistes vont même devenir l’une des sources principales de leur inspiration. Le contact avec les populations des provinces de l’Ouest suscite particulièrement l’intérêt des artistes. C’est le cas de Pang Xunqin (1906-1985) qui réalise une importante série de peintures représentant des femmes et des hommes Miao. Ces images sont le reflet d’une forme d’exotisme de l’intérieur qui va devenir un genre à part entière pendant la seconde moitié du XXe siècle. Parallèlement, les artistes orientent leurs travaux vers les arts appliqués. Ainsi, les motifs géométriques traditionnels des textiles des ethnies du Sud-Ouest nourrissent des recherches formelles visant à formuler un vocabulaire décoratif moderne. Au début des années 1940, certains artistes découvrent les peintures murales de l’ancien site bouddhique de Dunhuang. Ils sont alors confrontés à un art inconnu qui constitue pour eux une révélation tant par son caractère dynamique que par sa vive polychromie. Chang Dai-chien (Zhang Daqian, 1899-1983) séjourne à Dunhuang de 1941 à 1943. En s’imprégnant de ces œuvres, il se réapproprie un héritage oublié, celui de la peinture de personnages du premier millénaire, dans ses dimensions sacrée et profane. Il ouvre ainsi la voie à de nombreux artistes.
Quatrième partie – Peindre le nu à l’encre : vers un art universel ? Principaux artistes : Pan Yuliang, Hua Tianyou, Chang Yu, Lin Fengmian.
Synthèse d’un genre occidental et d’une technique orientale, les nus à l’encre sont révélateurs d’un phénomène majeur du XXe siècle : la réception de la tradition européenne par les artistes chinois. Sur une scène artistique républicaine (1912-1949) presque exclusivement dominée par la peinture à l’encre, la maîtrise du dessin et de la peinture à l’huile suppose de longs séjours à l’étranger. Si beaucoup choisissent le Japon, de plus en plus d’étudiants se rendent en Europe : Paris accueille un grand nombre d’entre eux à partir des années 1920. Le nu se présente d’abord à eux comme un exercice incontournable de leur cursus académique. Pour s’approprier ce sujet inconnu ou marginal dans la tradition chinoise, certains artistes délaissent le crayon au profit du pinceau et de l’encre. Ce retour aux instruments et matériaux chinois, en parallèle à d’autres techniques, participe aussi bien à la métamorphose des corps chez Sanyu (Chang Yu, 1895-1966) qu’à la sensualité des femmes de Pan Yuliang (1895-1977). À la faveur des allers et retours entre la Chine et l’Europe, ces recherches sur le nu à l’encre, caractéristiques des premiers artistes formés en France, participent à la définition de l’art moderne chinois. Ainsi, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, Lin Fengmian (1900-1991) choisit l’encre pour représenter le corps nu et martyrisé du Christ.
Cinquième partie – Peinture rouge, dessins et encres révolutionnaires, Principaux artistes : Wang Shenglie, Tang Xiaohe, Cai Liang.
En 1949, les communistes l’emportent sur les nationalistes et fondent la république populaire de Chine. La période maoïste (1949-1976) est caractérisée par une activité intense dans le domaine des arts. Crédités d’un pouvoir d’entraînement et de formation idéologique de la population, les artistes font l’objet d’un contrôle étroit et constant. Chaque œuvre, avant d’être exposée, passe par un processus de validation au cours duquel elle est soumise à l’avis de représentants du peuple et de cadres du Parti, puis retouchée en fonction des remarques reçues. En outre, nombre de peintres subissent des campagnes de critiques publiques, parfois virulentes et dévastatrices. Les artistes se doivent d’illustrer les épisodes marquants de l’histoire du Parti communiste chinois et de décrire l’avènement d’une Chine nouvelle. Dans un premier temps, la peinture à l’encre, considérée comme le vestige d’une époque féodale honnie, peine à trouver sa place face à l’imposition d’une peinture à l’huile basée en grande partie sur le réalisme socialiste des modèles soviétiques. Ses praticiens doivent donc lutter pour démontrer sa possible adéquation aux buts artistiques et politiques poursuivis par le maoïsme. À l’instar de Wang Shenglie (1923-2003) décrivant des martyres de la lutte antijaponaise, ils y parviennent au prix d’un changement des sujets et des sources d’inspiration, puisées pour l’essentiel dans les arts populaires et les peintures à l’huile.
Sixième partie – Entre deux mondes : dialogue avec l’abstraction
Les années 1950 voient les plasticiens chinois basés hors de la République populaire de Chine être confrontés aux vocabulaires abstraits américains et européens. Une jeune génération d’artistes, pour la plupart nés dans les années 1920 et 1930, se pose alors la question des modalités d’une éventuelle intégration à une scène artistique en partie globalisée. Ces problématiques concernent au premier chef les artistes actifs en Europe, tels que Zao Wou-ki (Zhao Wuji, 1920-2013) ou Chu Teh-Chun (Zhu Dequn, 1920-2014). Dans les années 1950, ces peintres adoptent le langage de l’abstraction. S’ils sont d’abord des praticiens de l’huile, ils réalisent aussi des encres. Entre les créations sur papier ou sur toile se développe un dialogue fructueux, les deux techniques se nourrissant d’emprunts réciproques. Taiwan, où les nationalistes du Guomindang se replient en 1949, compte également parmi les creusets majeurs de cette réflexion. Deux groupes d’avant-garde, la Société de peinture du cinquième mois et la Société de peinture de l’Orient, y sont fondés en 1956 par des peintres nés en Chine continentale. Ces derniers opèrent une synthèse technique et formelle entre des styles occidentaux contemporains et des éléments issus de la tradition picturale chinoise. Ils conservent un lien avec celle-ci par l’emploi de l’encre, le recours à des concepts traditionnels ou la dimension paysagère souvent affirmée de leurs créations abstraites.
Septième partie – Couper le fil du cerf-volant ? L’encre des années 1980 et 1990
La fin de l’époque maoïste (1949-1976) et la politique de Deng Xiaoping (1904-1997) permettent une plus grande ouverture sur l’extérieur. Les peintres de Chine continentale prennent alors connaissance des travaux menés en Occident, mais aussi à Hong Kong et à Taiwan. En parallèle, des théoriciens et des artistes affirment la pertinence d’approches formalistes déconnectées de tout contenu politique ou interrogent la place de l’encre dans l’art contemporain. Les années 1980 et 1990 sont marquées notamment par la volonté de faire évoluer l’encre au moyen de recherches purement plastiques, en rupture avec les vocabulaires et les buts picturaux de l’époque précédente. Nombreux sont les peintres qui se rapprochent progressivement de l’abstraction sans abandonner le cadre technique de la peinture à l’encre et une inspiration puisée dans le monde environnant, ce que Wu Guanzhong (1919-2010) appelle « ne pas couper le fil du cerf-volant ». Le renouvellement de la peinture à l’encre de l’intérieur est au cœur de la démarche de nombreux mouvements. Les tenants de la nouvelle peinture de lettrés revisitent, par exemple, les genres de la peinture de personnages et de paysages, en réactualisent et en étendent les sujets. La calligraphie paraît également à beaucoup comme un domaine d’exploration privilégié permettant de tordre les codes de la culture classique sans rompre avec cette dernière. Certains artistes préfèrent toutefois sortir du cadre des arts graphiques et s’interroger sur l’encre en tant que symbole et matière dans des installations ou lors de performances.