En s’appuyant sur la collection du cabinet de la photographie et les documents de la Bibliothèque Kandinsky, l’exposition « Décadrage colonial » explore les ambivalences qui traversent la production de la scène photographique parisienne des années 1930 – entre fascination pour les cultures dites de « l’ailleurs », érotisation des corps noirs, participation au renouvellement de l’ethnographie ou contribution à l’élaboration d’une nouvelle image de la nation.
« Décadrage colonial » propose de remédier au rendez-vous manqué entre le groupe surréaliste dont Paul Éluard, André Breton ou Louis Aragon et les premiers mouvements militants anticoloniaux en reproduisant, tout au long de l’exposition, des extraits de textes d’intellectuels, d’écrivain.e.s et de poètes noirs des années 1930. Ces derniers posent, en dépit de leur faible audience, les fondements d’une pensée décoloniale, telles les sœurs Paulette et Jane Nardal à l’origine du concept de négritude, ou le très francophile auteur américain Claude McKay, artisan de l’émergence d’une conscience noire globalisée. Léon-Gontran Damas, Aimé et Suzanne Césaire, se réclament pour leur part directement du surréalisme. Ces voix apportent des contrepoints critiques aux œuvres présentées dans cette exposition. Interprétés par Casey et Rocé, deux figures du rap français, ces écrits sont rendus audibles à la fin du parcours.
Cette exposition offre une nouvelle exploration photographique et présente les surréalistes qui ont tracté en mai 1931 « Ne visitez pas l’Exposition coloniale » pour que personne ne vienne visiter cette exposition internationale présentée le 6 mai 1931. Elle a malheureusement eu un succès incroyable avec plus de 8 millions de visiteurs et 243 millions de francs de recettes !
En introduction, on découvre l’engagement des artistes surréalistes qui luttaient contre la domination et les abominations du colonialisme. L’Exposition coloniale de Vincennes de 1931 proposait aux visiteurs de faire le tour du monde de l’empire colonial français, en une seule journée. Les surréalistes s’opposaient, en convergence avec les groupes radicaux de gauche, à la colonisation politique, économique et culturelle.
Une vitrine rappelle le contexte visuel ; elle a généré des produits dérivés incroyables, cartes postales, livres, portefolios pour revivre l’exposition en passant de pavillon en pavillon, dans lesquelles des groupes de personnes issues d’ethnies colonisées, venues du monde entier, étaient présentées comme des animaux en cage !
Man Ray, réalise un « reportage » de cette exposition mais au lieu de photographier des images de temples ou des personnes exposées, il prend en photo les lampes installées partout, camouflées, car à ce moment-là c’était la gloire de l’électrification et de l’industrialisation. On peut voir aussi une de ses photographies montrant une femme se mettant un sèche-cheveux dans le sexe : une image choquante et obscène pour interpeller les visiteurs face au ridicule de la situation. L’exposition coloniale était aussi un immense espace commercial. Man Ray critique le caractère factice de cette exposition et surtout , il critique l’idéal progressiste et politique de vouloir dominer grâce à la richesse et aux innovations techniques. La domination coloniale est critiquée par les surréalistes qui s’y opposent ardemment.
Simone Caby-Dumas a réalisé un photomontage très critique sur l’exposition coloniale de Vincennes qui a été publié dans l’Almanach ouvrier et paysan, magazine annuel publié par le Parti communiste.
Le 19 septembre 1931, les surréalistes font une contre-exposition coloniale « La vérité sur les colonies » qu’ils ont organisée avec la Ligue internationale contre l’oppression coloniale et l’impérialisme, le Parti communiste français, la Confédération générale du travail unitaire et le Comité de défense de la race nègre, elle bénéficie d’une faible visibilité, comptabilisant seulement 5.000 visiteurs.
Décadrage colonial nous permet d’explorer comment les photographies de cette période étaient instrumentalisées. Quels furent les écrits des penseurs et des poètes qui ont critiqué les colonisateurs. On découvre des textes qui ont été publiés en 1934, les images critiquées de livres d’enfants dans lesquels on montre que les Noirs sont dociles, qu’ils dansent bien, et autres clichés impérialistes qui vont entrer dans les esprits des Blancs dès leur plus jeune âge.
Les années 1930 sont des années importantes où les images se renforcent, c’est un moment où l’ethnographe devient important dans la presse. Le musée du Trocadéro (actuel musée de l’Homme) est alors très avant-gardiste sur les questions ethnographiques et a fait appel aux photographes pour exposer leurs images révélant ce qu’ils découvrent dans leurs voyages. On peut apprendre ce qu’est la vie des peuples Touaregs avec l’exposition « Sahara » de photographies de René Zuber et de Pierre Ichac, avec les « Photographies de la Polynésie française par Pierre Verger » ou encore avec celle de Titaÿna« Peuples et magies de l’océan Indien ».
La rencontre avec les peuples différents prend un vif engouement et la création de compagnies de voyages se démultiplient. Elles ont besoin de photographies pour promouvoir leurs offres. Quelques très belles photographies d’Henri Cartier Bresson prises en 1931, lorsqu’il a vécu en Afrique, sont exposées.
Au cour de l’été 1934, la galerie de la Pléiade présente une exposition de photographies
des voyages de Roger Parry en Guadeloupe, Martinique, Panama et dans les îles Sous-le-Vent.
Le 17 mai 1935, c’est l’inauguration de l’exposition « Maroc » avec les photos d’André Steiner au musée d’ethnographie du Trocadéro.
Un ensemble de vues aériennes, au départ à usage militaire, est aussi utilisé par les urbanistes comme Charlotte Perriand, aux services de tourisme, les images servent aussi aux conquêtes des voies commerciales, elles permettent également de pouvoir évaluer les partages des terres, …
Fabien Loris, caricaturiste, designer, illustrateur et maquettiste pour la presse, anticolonialiste radical, va utiliser la photographie pour faire des photomontages, des dessins très corrosifs, publiés dans la revue « Arts et Métiers Graphiques », il est sans pitié sur le commerce sexuel qu’il critique, le fantasme du voyage est en premier lieu sexuel et il le dénonce avec ses images, accompagnés de textes révélant l’ignominie de la violence sexuelle. Il dénonce le mythe de la femme étrangère soi-disant disponible. La question du modèle, comme Joséphine Baker, s’appuie sur les stéréotypes diffusés en masse et elle joue des projections faites sur elle. L’engouement pour les cultures dites noires, notamment par le biais du jazz est très fort dans les années 30-40. Le corps noir est starifié à cette époque.
Le processus d’inversion en noir & blanc, la question du black face popularisé à cette époque est aussi dénoncée par les surréalistes.
Certains pays sont toutefois moins représentés, tels que l’Asie ou l’Amérique du Sud.
Dans la dernière section de l’exposition, un discours idéologique de cohésion nationale, les salons de la France d’Outre-mer qui se consacrent à montrer les avantages de la colonisation, tels que les bananes des Antilles, … La section artistique mise en avant par Le Corbusier et des portraits de photographes. À ce moment, tout le monde est français, même les tirailleurs sénégalais, … Les revues comme « Regards », Femmes dans l’action mondiale, valorise l’émergence d’une conscience noire ; le regard de Cartier Bresson sur cette France qui devient multiculturelle, animé par sa conscience sociale anticoloniale et démontre que la question coloniale est aussi une question raciale.
Suzanne Césaire, née Roussi, fonde en 1941 aux côtés d’Aimé Césaire et de René Ménil, la revue surréaliste Tropiques destinée à valoriser les cultures africaines et caribéennes.
Jacques Viot, de retour de son voyage en Nouvelle-Guinée, publie le pamphlet « Déposition de blanc », un réquisitoire d’une extrême violence contre le colonialisme. Il ironise avec sarcasme sur la mode du tourisme colonial qui consiste à sans cesse changer de destination « tout en ne changeant pas » !!!
Les sœurs Jane et Paulette Nardal ont fondé la Revue bilingue du monde noir en 1931 et ont animé le salon littéraire à Clamart. Jane signe en octobre 1928 l’article « Pantins exotiques » en réaction à la « vogue noire » déclenchée par la performance ce Joséphine Baker dans la revue nègre trois ans plus tôt. Toutes les deux déplorent la fétichisation et la spectacularisation des corps racisés destinés à divertir le public blanc.
D’autres intellectuels africains ou de la diaspora publient des livres et des essais littéraires incisifs contre la colonisation, tels que Léon-Gontran Damas et Aimé Césaire.